Histoire
Ça commence au pied d'une grande chaîne de montagne, dernière frontière d'Ivangar. L'hiver est déjà là. Il y a quelques mois de cela, un couple s'est présenté aux portes de la communauté. Ils voulaient expérimenter une vie où la religion était un principe fondamental. Prêts à fonder une famille, rien n'aurait pu tant les combler que de savoir leur progéniture sous le regard de l'Unique, qui apporte la Grâce.
Dix mois plus tard à peine, je fais mon entrée en scène. Ma mère a beaucoup souffert, mais elle m'a pardonnée dès qu'elle m'a tenue dans ses bras. Dans la communauté, on accouche dans son lit, sans anesthésie. Quelques femmes meurent, parfois, mais le toubib du Culte est au top.
Je ne peux pas prétendre avoir eu une enfance normale au sens où chacun l'entend. Pourtant, elle ne m'a jamais paru tordue. J'ai été initiée à l'Amour de notre créateur dès mes premiers instants, et à vrai dire, j'étais plutôt heureuse. Maintenant que je vis dans le monde réel, je me rends compte d'à quel point nous étions loin de tout.
J'ai fait toute ma scolarité au sein de la communauté. Je vivais avec ma famille, mes amis, le médecin, mes professeurs d'école, les prêtres. Tous les samedis, on passait la journée à l'office avant d'aller travailler avec les agriculteurs. La vie était rythmée par les prières et le travail de la terre. Pour gagner de l'argent, nous vendions une partie de nos récoltes et de notre production de viande. Il ne faut pas oublier que le Culte réclamait toujours ses mensualités, et le Grand Prêtre du coin ne manquait jamais de passer récupérer son impôt.
Avant de savoir qu'une autre était possible, j'aimais cette vie-là. Mais ce n'est pas toujours facile à expliquer. Les gens du beau monde ont du mal à comprendre comment l'on peut vivre sans eau courante - en revanche, moi, je les comprends. C'était une époque où je ne pensais pas à travailler, pas aux vêtements, pas à l'argent. Nous n'avions rien, mais nous avions tout ce qu'il nous fallait.
“ Ma chérie, tu veux bien venir voir par ici ? ”
Ce jour-là, j'ai 17 ans. Toute fraîche, toute jeune. Ce qui est sûr, c'est que ce jour-là, je ne m'attendais pas à ce que ma mère me parle de mariage.
" Ton père et moi en avons parlé avec es prêtres, eux aussi ont pensé qu'il était temps pour toi, tu seras bientôt une adulte "
Cependant, ce n'était pas une surprise. J'en avais vues se faire marier, avant, et c'était chez nous dans l'ordre des choses ; le grand moment allait arriver, j'allais devenir une femme ! J'ai passé un mois entier dans la hâte : qui l'Unique allait-il choisir pour moi ?
L'échéance arrivée, je n'osais pas m'avancer vers l'autel. Je savais que son visage ne me serait pas inconnu, car nous avons tous grandi ensemble. Il est de tradition, chez nous, de se découvrir au tout dernier moment. Avec le recul, je me rends compte que, de toute façon, je n'avais pas réellement le choix.
Glaz n'était pas mon idéal masculin, mais je ne rêvais pas d'amour. Il était fiable
et plein d'humour. Avant de devenir sa femme, je l'aimais déjà beaucoup. Notre union était prévue bien avant que l'on m'en informe, car la communauté avait eu le temps de nous construire une minuscule maison de bois, sitôt devenue notre nid douillet.
La première fausse couche. Elle est douloureuse, pour le corps et pour l'esprit. Je suis jeune et cela peut arriver. J'ai encore tout le temps de donner un enfant à mon mari.
Deuxième fausse couche ; l'espoir se casse. Je me demande ce que l'Unique attend de moi. J'ai toujours cru que le rôle d'une femme était de fonder une famille, et je commence à me demander si j'en suis capable.
Troisième fausse couche. J'ai 19 ans. Mais qu'est-ce qui ne va pas, avec moi ? Glaz ne me regarde plus de la même façon, le médecin est resté silencieux tout le long de son examens. Ma mère pleure et mon père reste à mon chevet, silencieux. Je me sens malade.
C'est là que j'ai commencé à m'interroger. Etais-je sur la bonne voie ? Mon incapacité à mener une grossesse à son terme donnait beaucoup de souci à mon compagnon. Je refusais d'accomplir mon devoir conjugal, par peur que cela ne se reproduise et qu'il ne me tourne définitivement le dos. Je me disais que j'avais besoin de temps.
Mais l'étau se resserrait et les yeux étaient sur nous. Si je ne convenais pas à leurs espérances, il y aurait bientôt des conséquences.
Ici, il n'y avait pas d'autre vie possible, pour moi.
Mais autrepart, alors ?
Je voulais que Glaz puisse trouver sa place au sein de la communauté. Je m'y sentais de moins en moins chez moi. On ne nous avait jamais interdit de sortir, après tout; Personne ne le faisait, c'est tout ; syndrome de la cage ouverte. Il n'y a aucune barrière autour de notre forêt. C'est au milieu de la nuit que j'ai tenté le tout pour le tout : quelques affaires déjà préparées dans un petit sac de toile, j'ai mis les voiles au clair de lune. Je ne sais toujours pas exactement ce qui m'y a poussée. Je crois que c'est l'Unique qui parlait à travers moi.
J'avais déjà vu des trains, en photographie. L'émotion que j'ai ressenti face à ce monstre de métal hurlant, c'était celle de la vraie liberté. Je n'avais jamais senti les chaînes autour de mes poignets avant d'en être libérée ; en fait, j'étais née avec. J'ai sauté dans un wagon, sans argent. Notre créateur n'a pas mis d'obstacles sur ma route.
Je ne savais même pas où j'allais, j'avais le tournis de tous ces étrangers autour de moi. Inutile de préciser que je n'étais pas préparée à Daunae et ses immeubles, ses écrans, sa putain d'eau courante. Qu'est-ce que c'était bon.
J'ai un premier temps survécu grâce à cette fille, rencontrée dans le train. Nous avons discuté, sans trop entrer dans les détails - je n'étais pas certaine de la façon dont le Culte était perçu, à l'extérieur, et je ne voulais pas risquer de m'y faire ramener. Me prétextant simple fugueuse, elle m'a proposé de m'accueillir quelques temps. Elle vivait dans un petit appartement, en périphérie de la ville.
Evidemment, mon mensonge ne tint pas longtemps. Je finis par lui avouer toute la vérité, et c'est elle qui m'aida à démarrer dans le monde moderne ; aujourd'hui, je commence à peine à m'en sortir. Sans elle, je n'en serais pas là. Mais toutes les bonnes choses ont une fin, et j'ai commencé à changer. Nos caractères trop divergents nous menèrent à cette fatale issue : Dehors, Maggy.
Elle est belle, la vie à Daunae, vue d'en bas. Là, je suis tombée au fond du trou. Pas de travail, nulle part où aller, la vie ne pardonne pas. Je ne me souviens que trop de ces longues journées à traîner dans les rues; Je ne voulais plus demander d'aide à personne. Je préférais dormir sur un carton, et ce n'était pas comme si j'avais grandi dans le luxe.
Tout de même, elles me manquaient, mes montagnes d'Ivangar.
Mais l'Unique ne m'a jamais laissée tomber, et je continuais de rencontrer du monde, en faisant la manche.
Une copine me propose une soirée. Elle me paie l'entrée, à boire, et des clopes. Je peux me doucher chez elle avant qu'on y aille.
“ Mets-toi ça, faut être bien habillée. ”
J'enfile une petite robe comme je n'en ai jamais porté. Cette petite robe, elle me transforme. Ma copine ouvre grand les yeux, elle s'empresse de me coiffer et de me maquiller. Je ne suis plus la même.
“ On en oublie même tes cornes, c'est fou ! ”
Je les ai toujours bien aimées, mes cornes. Mais je ne m'attarde pas sur la remarque. On se dépêche vers le Night club huppé qui nous attend ; c'est la première fois que je me joins à un événement pareil. Et pas la dernière.
Je me fais d'abord engager comme serveuse.
Puis danseuse, mais je refuse de me déshabiller, alors je ne marche pas longtemps.
J'ai commencé à gagner de l'argent, à goûter au confort. Je m'y plais et je ne regrette plus mes montagnes d'Ivangar. Je me sens indépendante, j'ai gagné en confiance et j'ai encore de beaux jours devant moi ; l'Unique a entendu mes prières !
Maintenant, je mène ma petite vie d'excès et je veux percer dans le monde du mannequinat. Ca ne marche pas plus que ça, je suis obligée d'assumer un petit boulot en tant que serveuse en parallèle de mes contrats en agence. Juste le temps que ça démarre.
Bien que j'aie quitté la communauté, je me considère toujours adepte du Culte de l'Unique. Je continue d'ailleurs de leur verser une mensualité, sous la forme de dons anonymes. Je ne veux juste pas me faire repérer pour le moment, mais je compte bien réintégrer officiellement les registres du Culte dès que je me sentirai en sécurité. Je n'ai plus de contact avec la communauté, et je ne sais même pas s'ils me cherchent. J'espère que mes parents vont bien...